En septembre 2018, lorsque Roxana Maracineanu, fraîchement nommée ministre des Sports, entre dans son bureau du 95 de l’avenue de France, c’est une bien délicate nouvelle qui l’y attend. Une lettre dite de cadrage préparatoire au budget 2019, signée de Matignon, mentionne la suppression de 1 600 cadres techniques ETP (équivalents temps plein). Un coup dur que cette ancienne nageuse doit gérer au plus vite, car la nouvelle s’ébruite, provoquant, de fait, une belle ruade du monde sportif français. Si les contours de l’application de cette réforme sont encore très flous, elle révèle une volonté de l’État d’engager une modification du paradigme français de l’encadrement du sport.
Un modèle jugé caduque
Le sport français est organisé de manière verticale, avec en tête de distribution l’État. Son action se décline au travers d’une série d’organes déconcentrés, rayonnant du haut niveau au milieu amateur. Cette organisation a été décidée après la débâcle des Jeux Olympiques de Rome (1960), où la France occupa la 25e place du tableau des médailles. Elle a pour but de faire du sport une affaire d’État. Plus d’un demi-siècle plus tard, ce modèle est profondément remis en cause.
La sévérité des annonces de la lettre de cadrage a mis le monde du sport en alerte. 1 600 postes en moins sur les 3 500 agents du ministère, c’est beaucoup. Une fonte qui entraîne dans son régime le financement. Le gouvernement tranche pour 450 millions d’euros en 2019, soit 30 millions d’euros de moins par rapport à l’année précédente. Ce type d’annonce était jusque-là l’apanage des gros ministères, mais le sport ne pèse pas bien lourd dans les finances de l’État. Pourtant, il semble qu’il ne réponde plus « aux enjeux actuels » et nécessite une « transformation » profonde. Des mots clés pour entendre qu’en réalité l’État active son désengagement de l’affaire sportive, obligeant de fait les autres acteurs du sport à monter au créneau. Elles deviendraient alors responsables des conseillers techniques sportifs et nationaux, fonctionnaires d’État – qui leur étaient jusqu’à maintenant mis à disposition. Inextricable et pas souhaitable pour le Comité olympique français qui, dans une lettre adressée à la ministre, exprime à quel point il serait périlleux de remettre en question une organisation à moins de cinq ans des Jeux Olympiques de Paris.
Sans compter que les fédérations, en dehors des plus importantes, n’ont pas les moyens de financer ces compétences.
Du ministère à l’agence
En novembre dernier, dans un communiqué, le ministère des sports dessine avec plus de précision les formes du changement à venir. Il prend le nom de l’Agence nationale du sport et se distingue par une gouvernance partagée entre l’État, les collectivités et le mouvement sportif. Le ministère ne disparaît pas mais crée un organisme de déconcentration avancé qui prend la forme juridique d’un Groupement d’Intérêt Public (GIP). Ce nouvel acteur se concentre sur la haute performance et le développement des pratiques. Il ne prend pas en compte la formation, autre levier majeur de l’encadrement sportif qui, lui, devrait rester dans le giron du ministère. Une bonne nouvelle en soi qui signifie que le statut des cadres techniques ne devrait pas changer. En revanche, elle cible le haut niveau en prévoyant un accompagnement « de manière individualisée [des athlètes] vers la haute performance » et « mettra au service des fédérations des outils nouveaux, notamment dans le domaine de la recherche ». C’est Jean Castex, délégué interministériel aux Jeux Olympiques qui en a pris la présidence au début de l’année.

En prônant une gouvernance partagée, le ministère se cantonne à un rôle de contrôle de légalité et renforce celui de l’ensemble des acteurs du sport. Les fédérations et l’ensemble du mouvement sportif deviennent plus autonomes, mais au-delà de cela, il coordonne l’économie du sport en donnant aux entreprises privées toute leur place auprès des athlètes « médaillables » et des clubs. Il est clair que cette proposition révèle la volonté de l’État de créer une synthèse harmonieuse entre le modèle français et les modèles anglo-saxons ou italiens qui misent essentiellement sur le financement du haut niveau. Toutefois, cette réforme n’efface pas l’inquiétude du monde sportif. Le sort des conseillers techniques n’a pas été précisé outre-mesure.
Les CTN et CTS, piliers majeurs du sport amateur et du haut niveau
Ils sont les petites mains du sport amateur et de la détection du haut niveau. Le statut de CTN et de CTS est inédit dans le sport. C’est un agent de l’État, mis à disposition des fédérations afin de porter une assistance technique aux clubs. Mais sa mission va bien au-delà.
Les fonctionnaires sont dans la ligne de mire du gouvernement et les conseillers techniques nationaux et sportifs, rattachés au ministère des Sports pour l’un et aux fédérations pour l’autre, n’échappent pas à la règle. Au dernier trimestre 2018, on parlait de leur suppression. Mais aujourd’hui, on s’orienterait plus vers le gel de leur nombre ou le rattachement à l’Éducation nationale.
Une chose est sûre, c’est que ces conseillers techniques sont la cheville ouvrière du sport amateur et de l’entraînement professionnel. Détenteurs d’un diplôme de professeur de sport ou d’EPS pour la plupart, ils ont à cœur de faire évoluer le sport en quantité et en qualité avec le meilleur
encadrement possible. Le postulat de leur existence part du lien intrinsèque entre le développement, le haut niveau et la formation des encadrements dans l’alchimie du haut niveau. Ils sont donc présents à la base et mettent la main à la pâte pour modeler la voie vers la performance sportive. « Avant d’arriver au star-
système du sport, ce que bien peu de gens savent, c’est qu’il faut mettre les mains dans le cambouis. Créer un athlète éligible au haut niveau représente entre 10 000 et 12 000 heures d’entraînement », lâche Patrick Cham, CTS basket de la Guadeloupe. Au travail technique s’ajoutent des missions d’ordre social voire humain.
Au CREPS Antilles-Guyane, les CTN et CTS encadrent très fermement leurs recrues. « Nous nous dévouons pour aller chercher les athlètes chez eux quand les parents sont indisponibles, surtout pendant les périodes de vacances scolaires où les enfants sont plus disponibles. Nous ne comptons pas les heures, mais c’est pour cela qu’on signe. Ce métier c’est avant tout l’amour du sport », confirme Ketty Cham, CTN athlétisme. Du coup, la nouvelle de leur suppression éventuelle a créé une belle surprise. « Si on supprime les conseillers techniques maintenant, alors que le nombre de bénévoles du sport est en baisse, ça va créer un très gros problème.
Mais je crois que c’est avant tout un effet d’annonce », tempère Jean-Claude Collinot, CTS haltérophilie. Sur ce point, ils sont rejoints par l’ensemble du monde sportif qui a demandé le maintien des conseillers techniques dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron, signée par plus de 350 sportifs de haut niveau.

Le prix du sport reporté sur les pratiquants ?
De l’avis de nombre de conseillers techniques, les réformes proposées visent à détricoter leurs missions en déconnectant le haut niveau du sport amateur. Contre-productif selon eux, surtout à un moment où la majorité des ligues et les clubs peinent à financer leurs politiques de développement et à faire émerger des espoirs. « On ne peut pas songer à remettre la détection aux mains des bénévoles. Pour connaître le potentiel d’un jeune, il faut être un professionnel. Il faut savoir évaluer son profil et l’entraîner en conséquence. Les bénévoles, aussi impliqués et motivés qu’ils soient, n’en sont pour la plupart pas capables. » Patrick Cham est sans appel. Car s’il semble que les conseillers techniques ne seront pas supprimés, comme on l’entend ; on s’achemine pour autant vers un gel de leur embauche et à des départs en retraite non remplacés. Au final, les fédérations devront certainement monter au créneau et renforcer le nombre de cadre fédéraux, pour celles qui en ont déjà, et ce n’est pas une mince affaire. «Ce changement, seules les plus grosses fédérations peuvent le supporter. Football, tennis, basket, voire handball, et encore, ce n’est pas sûr. Il faudra bien qu’on aille chercher le financement de ces salaires (équivalents cadre A) et c’est le pratiquant qui devra s’en acquitter». Or, la plupart des licences sont abordables avec un plafond jusqu’à une centaine d’euros à l’année. L’augmentation de ces taux balaie la vertu de cohésion sociale du sport. « On table de nouveau sur l’élite, alors que l’expérience montre que ce n’est pas forcément où se trouve le talent », laisse tomber le CTS basket. En véritables chefs de projets, les CTS et CTN coordonnent les bénévoles ; une conception qui a d’ailleurs eu beaucoup de mal à s’imposer. Mais désormais, ils ont compris que le climat d’apprentissage est aussi important que les contenus de leurs formations et de l’entraînement. Ils sont donc les premiers vecteurs des valeurs du sport : respect, dépassement de soi, rigueur, tolérance et cohésion sociale. Ainsi, soigner le haut niveau en le déconnectant de sa base revient à poser le meilleur des toits sur une maison sans fondation.
Haltérophilie, le cas d’école
Il y a douze ans, Jean-Claude Collinot, ancien sportif de haut niveau et conseiller technique national d’haltérophilie, arrive en Guadeloupe avec la mission de développer la discipline dans les Antilles-Guyane. Les bases étaient assez sommaires, mais aujourd’hui, il compte plusieurs champions dans son écurie, dont deux très sérieux clients.
Jean-Claude Collinot n’était pas un amateur. À la fin des années 60, sous l’impulsion de Pierre Castanoso et avec l’appui de quelques sportifs passionnés, il fait partie des premiers haltérophiles de la ville d’Avallon, nichée dans la région de Bourgogne Franche-Comté. Il sait ce que c’est que de partir de presque rien, et pourtant, la Guadeloupe a représenté un sacré défi. « Quand on arrive dans un nouveau département, il faut prendre en compte de nombreux facteurs. On ne peut pas ignorer la culture d’un territoire et l’haltérophilie ne faisait pas partie du paysage sportif local, et ce n’était pas plus le cas en Martinique ou en Guyane. »
Pourtant, il a bien fallu l’installer et présenter la discipline aux Guadeloupéens. La musculation sert dans un premier temps de vecteur, mais sans permettre un véritable décollage, sa popularité étant assez limitée. De plus, il lui manque un cadre espacé et équipé est confrontée au manque d’infrastructures. « J’ai cherché un lieu central, un endroit où tout le monde pourrait se retrouver. Cela a été très compliqué, car malheureusement, en Guadeloupe, quand les communes mettent des locaux à disposition, on doit payer. »

S’engage alors une course aux moyens qui tient, pour le technicien, du chemin de croix. « On dit que je me répète, mais nous manquons de moyens et nous en avons douloureusement besoin. » Difficile de chercher du soutien du côté de la fédération car elle est multidisciplinaire (musculation, haltérophilie et force athlétique), et il y a trois ans, la fédération a mis l’accent sur l’haltérophilie, sport olympique, ce qui a divisé le nombre de licencié au tiers et limité les moyens.
Changement de méthode
Sans délaisser le terrain du développement, Jean-Claude Collinot a tablé sur la transversalité. L’haltérophilie permet de développer des
qualités de force-vitesse, une compétence requise dans de nombreux sports. Dès lors, il n’hésite pas à collaborer avec d’autres disciplines, intégrer l’haltérophilie aux procédés d’entraînements (athlétisme, rugby, judo, sports martiaux). Et puis, il y a quatre ans,
le cross-training et le crossfit déboulent dans les salles. Ces disciplines
de fitness usent des mouvements d’haltérophiles. Hautement addictives, elles encouragent leurs pratiquants à pousser les portes du CREPS.
« Ces disciplines ont mis l’haltérophilie en lumière, d’un coup. Nous avons donc nos licenciés, plus ces sportifs de fitness, qui prennent une licence et participent aux compétitions. » Avec ça, les records pleuvent, preuve que le potentiel est bien là. Jean-Claude Collinot refuse de laisser passer cette opportunité. Mais il se heurte de nouveau au manque de moyens. « Pour continuer de faire vivre la discipline, nous avons besoin de confrontation. Nous devons aller chercher la performance ailleurs dans la Caraïbe, dans l’Hexagone ; et pour cela, il faut des financements. » Un cri du cœur dont l’écho se heurte encore à l’indifférence des instances locales. Mais il ne sera pas poussé longtemps : en février, Jean-Claude Collinot part à la retraite, la Fédération Française Haltérophilie Musculation (FFHM) n’a guère laissé planer de suspens, il y a peu de chances qu’il soit remplacé alors qu’il reste tant à faire. Les haltérophiles guadeloupéens, eux, rangeront
leurs barres.
- Priscilla Romain